Formation de singularités en érosion par dissolution

En s’écoulant sur des roches solubles, l’eau peut créer dans la nature des motifs remarquables, qui présentent souvent des pointes acérées. Les coups de gouge, dépressions concaves entourées de crêtes, en sont un exemple commun. En combinant mesures de terrain, modèle numérique et expériences, nous montrons que l’apparition de ces formes résulte d’un mécanisme géométrique.

motifs de coups de gouge (cavités concaves entourées de crêtes acérées) sur une paroi en calcaire de la grotte Saint-Marcel, en Ardèche
Motifs de coups de gouge (cavités concaves entourées de crêtes acérées) sur une paroi en calcaire de la grotte Saint-Marcel, en Ardèche. (Crédit image : Martin Chaigne)

En glaciologie, en karstologie, en spéléogie ou encore en planétologie, sont souvent observés des motifs réguliers, périodiques, fait de bosses et de creux alternés, sur un substrat solide qui se dissout, qui fond ou qui sublime. En particulier, on peut observer sur les parois des grottes souterraines des dépressions concaves délimitées par des crêtes acérées, qu’on appelle en spéléologie cupules ou coups de gouge. Ces formes proviennent de la dissolution du calcaire par un courant d’eau lorsque le boyau de grotte a été inondé lors de sa formation. D’après les travaux existants, la taille caractéristique de ces motifs est inversement proportionnelle à la vitesse du courant. Néanmoins, la forme caractéristique d’un creux entouré de crêtes n’avait jusqu’à présent pas été expliquée.

Dans cet article, nous montrons que la présence de pointes et de crêtes, peut s’expliquer de manière géométrique. Si ce sont des mécanismes hydrodynamiques qui entraînent l’apparition d’ondulations et fixent leur taille caractéristique, c’est un mécanisme géométrique qui transforme ensuite les bosses lisses en crêtes acérées tout en élargissant les creux. Pour démontrer cela, nous proposons une approche combinée entre observation, modélisation et expérimentation sur un matériau soluble.

À partir d’une analyse quantitative d’une paroi de la Grotte Saint Marcel en Ardèche, nous prouvons d’abord que les coups de gouge peuvent s’interpréter géométriquement comme comportant des singularités, c’est-à-dire des endroits où la pente locale varie brusquement. Ensuite, des modèles d’évolution de surface de complexité croissante nous permettent d’expliquer la formation de ces singularités, et de reproduire l’émergence de crêtes délimitant les unités d’une structure cellulaire dont la taille caractéristique augmente au cours du temps. Enfin, nous réalisons une expérience de dissolution contrôlée par la convection solutale qui nous permet d’observer, sur un matériau soluble immergé dans l’eau, l’émergence d’un motif cellulaire. Ce motif est conforme aux prédictions du modèle et ressemble fortement aux coups de gouge observés dans la grotte. Pour l’expérience, nous utilisons un bloc de sel à la place du calcaire des grottes, car sa grande solubilité permet de réduire très fortement le temps d’apparition des motifs de dissolution.

Le mécanisme mis en évidence dans cet article s’applique plus généralement à tout processus d’ablation. On peut penser en particulier aux interfaces subissant une fonte, comme les parois immergées des icebergs ou les champs de neige en sublimation, sur lesquels des motifs semblables aux coups de gouge sont parfois observés mais également aux environnements planétaires propices à la sublimation de la glace tels que Mars ou Pluton.

> Référence : Emergence of tip singularities in dissolution patterns, Martin Chaigne, Sabrina Carpy, Marion Massé, Julien Derr, Sylvain Courrech du Pont and Michael Berhanu, PNAS, 2023, 120 (48) (https://doi.org/10.1073/pnas.2309379120)

Ce projet a été soutenu par les ANR Erodiss et PhysErosion, l’Osuna, le LPG et le CNRS.

Publié le 24 novembre 2023